Les trésors monétaires des maisons de tolérance
Qu’on les appelle « monnaies de maisons closes », de « maisons de Société » ou, plus trivialement, « jetons de bordel », il s’agit bien de la « monnaie de singe » ou des jetons qui avaient cours dans les maisons de tolérance jusqu’en 1946, année de leur fermeture officielle.
Collection « confidentielle » ou « secrète » par excellence, les jetons et monnaies de tolérance comptent pourtant plusieurs dizaines d’amateurs « connus » en France. L’un d’entre eux, Michel Paynat, a décidé de passer outre cette pudeur en leur consacrant un ouvrage de référence très détaillé, agrémenté de cotes et d’anecdotes — « Monnaies et Jetons des maisons de tolérance en France et anciennes colonies » publié aux Editions ACJM[1] — et en nous accordant cette interview.
Ancien directeur d’agence bancaire et féru de numismatique, il étudie ces passionnants jetons et monnaies depuis plus de 20 ans.
« Bien sûr que parler de ces choses met beaucoup de collectionneurs mal à l’aise ! » Confirme-t-il en riant. « Il s’agit pourtant, qu’on le veuille ou non, d’un morceau de notre histoire et de témoignages vivants d’une certaine façon de vivre de l’époque. En effectuant des recherches sur ce type de monnaies et de jetons, on plonge dans le passé le plus intime de nos aïeux, certains, d’ailleurs, fort considérés, ce qui est très amusant. »
Car, faut-il le rappeler, Edmond de Goncourt, Zola, Hugo ou Maupassant qui, d’après certains, ne pouvaient traverser une ville sans en visiter les maisons closes, n’éprouvaient, à l’instar de nos plus lointains ancêtres, aucune gêne à aborder un sujet aussi sensible que celui des maisons de plaisir, quel que puisse être ce dernier…
Et puisqu’il faut bien replacer ces petits trésors monétaires dans leur contexte pour apprendre à les connaître, ou en saisir toute la cocasserie, je laisserai moi aussi ma pudeur de côté pour quelques instants.
Revenons quelques dizaines d’années en arrière et glissons-nous — allez, courage ! — dans le costume soigneusement amidonné d’un petit cadre, ou d’un employé de bureau de l’époque…
La journée vient de se terminer, et l’on décide d’aller « s’en jeter un » entre hommes au « 106 », sis boulevard de la Chapelle à Paris. Car, il faut le savoir, chaque établissement digne de ce nom offrait, en sus des « pensionnaires », un estaminet où l’on pouvait se réunir autour d’un verre, sur fond musical d’un piano mécanique. Une fois franchie la porte — surplombée d’un numéro d’au moins 30 cm (taille réglementaire) et d’une lanterne rouge — garnie d’un œilleton par lequel on pouvait jauger et sélectionner la clientèle, nous voilà à l’intérieur. C’est un immeuble aux fenêtres ornées de barreaux et aux vitres aveugles. Installés à la table d’un confortable salon « art déco », nous pouvons nous détendre dans une ambiance « chic » et feutrée, au milieu de femmes avenantes, et d’une musique agréable. Bref, tout ce qu’il faut pour passer un bon moment entre hommes.
Et c’est ici, à ce moment précis, qu’entrent en scène nos fameux « jetons de bordel » car, dans ce genre d’établissement, l’argent usuel n’a pas cours. Du moins, pas entre les clients et les employés(ées). La monnaie « légale » était donc échangée auprès de la tenancière contre des jetons imitant souvent la pièce de 20 francs or dont elles reprenaient le revers — génie de Dupré ou coq gaulois — avec la légende « monnaie de singe », « Discrétion Sécurité » ou « Art(s) d’Agrément(s) ».
Ces jetons, généralement faits de laiton fourré — une rondelle de carton sertie entre deux minces flancs de laiton — étaient remis en paiement aux pensionnaires pour une « passe », ou pour régler les consommations.
« Cette « fausse monnaie » avait plusieurs avantages. » Explique Michel Paynat. « Le premier, et non des moindres, était d’éviter l’échange d’argent entre clients et filles, ce qui aurait pu prêter à des dissimulations, des vols ou des risques « d’erreur ». Chaque jour, les demoiselles remettaient à la tenancière les jetons donnés en paiement par les clients, et recevaient, en échange, leur pourcentage. Cette « monnaie » permettait aussi le paiement des consommations ou de la musique — on connaît à Brive et à Sarreguemines des jetons portant sur une face le nom du fabriquant de pianos, et de l’autre, le nom de l’établissement. »
Donc, de la vraie monnaie, les jetons de bordel ?
Oui. Car même si elle n’avait cours qu’au sein des maisons closes, elle n’en était pas moins utilisée pour « payer » (boissons ou les prestations). À ce titre, elle mérite donc bien sa place au sein de nos médailliers numismatiques.
Et je concluerai par une citation de Michel Paynat, à laquelle je ne peux que souscrire, tirée de l’avant-propos de son ouvrage : « La liste est longue de ces artistes et écrivains qui ont fait pénétrer les maisons [closes] dans les musées et les plus prestigieuses collections ou bibliothèques. Aujourd’hui, c’est au tour des numismates de se pencher sur ce passé (…) »
Une collection passionnante mais difficile
« Les jetons et monnaies de maisons de tolérance sont une denrée rare. » Explique Michel Paynat. « Les plus belles collections françaises comptent en moyenne une centaine de jetons. En 20 ans, j’ai réussi à en réunir près de 250 mais non sans mal ! Outre leur prix relativement élevé, on en trouve très peu sur le marché »
On peine à imaginer, en effet, les clients de ces maisons de tolérance emportant leur jetons non utilisés chez eux (où leur épouse ou leurs employés de maison pouvait les découvrir), ou les stocker dans un endroit où un regard indiscret aurait pu les trouver…
Les « consommateurs » avaient donc tendance à les utiliser tout de suite ou à s’en débarrasser par souci de réputation. Certains d’entre eux ont sans doute été « sauvés » par les pensionnaires elles-mêmes qui, lorsqu’elles changeaient d’établissement, devaient emporter « un souvenir », si l’on peut dire. « Les « filles » restaient très peu de temps au même endroit. » Précise Michel Paynat. « Il fallait régulièrement « renouveler la marchandise », comme disaient les souteneurs. Le milieu des proxénètes étant très soudé, les échanges de prostitués étaient chose courante. Ces personnages peu recommandables appelaient ces opérations de remplacement des « livraisons de colis ». »
Charmant, non ?
Attention aux faux !
« Oui, les faux existent. » Affirme Michel Paynat. « Mais pas des faux d’époque ; des faux exécutés de nos jours dans le but de tromper les collectionneurs. Je pense en particulier à des jetons en os gravés au nom de la maison « Suzon », rue St Denis, à Paris, arrivés massivement sur le marché il y a quelques années. Il faut aussi se méfier des jetons vendus pour des jetons de maison close et qui n’en sont pas, comme ceux du « Cabaret du ciel », vendus à des prix très élevés, et qui ne valent réellement que 10 ou 15 euros.»
Méfiance, donc.
Un nom exotique, ou coquin, n’est pas toujours la signature d’une maison de tolérance. À l’inverse, bien des jetons au premier abord innocents, comme celui-ci, en sont bel et bien !
Monseigneur Grente, évêque et proxénète…
L’affaire fit grand bruit, en 1924, lorsque le journaliste Georges de la Fouchardière mit « les pieds dans le plat » : l’évêque du Mans, Georges Grente, était le proxénète officiel des maisons de tolérance bordant la cathédrale de cette célèbre ville de garnison !
En fait, si le rédacteur joue sur les mots, mais les faits sont là. Le pauvre évêque est bien, à l’époque, proxénète malgré lui.
S’étant porté acquéreur dix ans plus tôt des immeubles abritant les maisons honnies proches de la cathédrale — bien trop proches à son goût —, il avait dans l’idée de chasser les matrones et leurs pensionnaires (désormais en territoire ecclésiastique) sous menace d’huissier.
Malheureusement pour lui, les « expulsées » concernées ne l’entendirent pas de cette oreille et une guerre juridique éclata.
De moratoire en report, ces Dames, bien obligées de payer la location de leurs immeubles afin d’éviter tout prétexte supplémentaire à l’expulsion, réglèrent donc régulièrement leurs quittances, ornées du sceau épiscopal, au propriétaire légal : l’évêché !
Légalement parlant, Monseigneur Grente fut donc bel et bien proxénète durant un peu plus d’une dizaine d’années, mais l’histoire ne dit pas si, à ce titre, il bénéficiait de jetons gratuits.
C’est fort peu probable, si vous m’en croyez.
Ce qui est certain, c’est que l’évêque attaqua le journal (et le journaliste) en diffamation. Mal lui en prit, car ce procès, bien sûr, ébruita l’affaire bien au-delà du Mans, et la France entière en fit des gorges chaudes. À commencer par l’avocat de la défense, qui n’était autre que le célèbre Maître Maurice Garçon. Le journal « L’oeuvre » n’en fut pas moins sévèrement condamné.
Mais l’histoire ne s’arrête pas tout à fait là, car figurez-vous que, vingt ans plus tard, Maître Maurice Garçon et Monseigneur Grente se retrouveront à nouveau… sur les bancs de l’académie française !
Les voies du Seigneur sont impénétrables 😀
Le saviez-vous ?
Chaque année était édité un petit guide, « Le Guide Rose », qui recensait les maisons de tolérance françaises.
Ce petit annuaire de taille discrète, et très soigné, était émaillé de réclame et d’annonces. Aujourd’hui quasi introuvable, il est le catalogue de référence des collectionneurs des jetons des maisons de tolérance, et permet bien souvent se les distinguer d’autres jetons pouvant prêter à confusion.
Merci à Michel Paynat et au Cabinet des Médailles de Paris, qui nous ont permis de prendre les photos illustrant cet article.
N'hésitez pas à consulter la fiche de lecture du livre de Michel Paynat : Monnaies et jetons des maisons de tolérance
[1] Association des Collectionneurs de Jetons-Monnaie – https://wikicollection.fr/?author=199
Article précédemment publié dans Numismatique et Change N°363 – Septembre 2005